Umberto Eco, Comment présenter un catalogue d’art? Comment voyager avec un saumon, le livre de poche
Comment devient-on un PDC * ? Malheureusement, rien de plus facile. Il suffit d’exercer une profession intellectuelle — les physiciens nucléaires et les biologistes sont très prisés —, de posséder un téléphone à son nom et de jouir d’une certaine renommée. La renommée est calculée ainsi : en extension géographique, elles doit être supérieure à la zone d’impact de l’expo – elle sera donc départementale pour une ville de soixante-dix mille habitants et moins, nationale pour une préfecture, mondiale pour une capitale d’Etat souverain, à l’exclusion de Saint-Marin et Andorre ; en profondeur la renommée doit être inférieure à l’étendue de la culture des éventuels acquéreurs (si c’est une expo de peintres du dimanche, il est inutile, voire dommageable, d’être journaliste au New Yorker, mieux vaut être directeur de l’école locale).
On nous le dit que c’est la crise. Pour eux ça fait 20 ans qu’elle dure. Alors à force de bosser et d’accumuler, Annick Lécuyer et Antoine Le Bihan, ci-devant artistes, font une braderie de leurs travaux. Pour gagner un peu de place. Pour gagner un peu de sous (pas beaucoup, ils ne vendent pas cher).
Ils ont la quarantaine bien dépassée, et poussent comme d’autres leur oeuvre en avant jour après jour . Ils sont dans le paysage. Ils ouvrent les portes de leur atelier tous les ans au cours de l’opération Portes Ouvertes. Ils font des expositions « en région ». Ce ne sont donc pas de parfaits inconnus du Paysage Artistique Finistérien, ni du Parc Naturel Territorial.
Ils sont où les gens qui ont plein la bouche toute l’année de “soutien à la création et aux artistes” ? Et ils sont où les amoureux du Patrimoine ? Ils sont où les chantres de la CulCure ? Ils sont où les défenseurs de la Breutagne et de l’art breuton ? Ils sont où les collectionneurs exigeants de l’Art de leur Temps ? Ils sont où ceux qui ont mission de rassembler des collections représentatives de la création actuelle ? Ils sont où les représentants de nos petites villes d’Art et d’Histoire, pétris de culture, foyers d’humanisme et d’hospitalité ? Ils sont où les représentants de la fière région à « forte identité » qui relève le menton ? (« Tu veux ma photo, toi ? « ) Et elle se fait où, cette forte identité? Dans les boîtes de Comme et les cabinets des experts ?
Et même, en tenant compte des réalités, puisqu’il le faut bien, puisqu’on nous le dit, soyez raisonnables, demandez plutôt rien, ça ira ; ils sont où les stratèges de l’industrie du tourisme et de la communication ? Il est où, Breutons magazine ? Elle est où, Cotée Oueste ?
Qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir, pour négliger ainsi ce qui est (encore) vivant, les dévôts et les clercs de la chose culturelle ? De la culture hydroponique ? Savent pas quoi faire avec la vraie que ça pousse dans la terre ? Veulent seulement des artisses morts ? D’un autre côté, c’est peut-être eux qui ont raison, c’est tellement plus simple à adMinistrer. Un bon indien est un indien mort.
Car enfin, en voilà tout de même deux, de personnes, qui pourraient bien leur servir à quelque chose, à tout ce beau monde s’il avait pas de la colle dans les yeux. Annick Lécuyer a un travail de dessin et peinture abstrait et coloré et des recherches en design (ils sont où, les anthropologues du rythme et de la couleur , les enthousiastes des mutations culturelles, les revivifieurs de l’art populaire, les industriels d’aujourd’hui ? Ils sont où, les spécialistes de l’espace et de l’urbanisme ?), et Antoine Le Bihan, qui s’est salarié une misère dans la petite entreprise familiale, durant des années, oeuvrant à la pourtant Noble et Consensuelle Tâche de restaurateur patrimonial (vitraux du XVIe ou du XVIIe, ‘scusez du peu !), a les mains plongées jusqu’aux coudes dans l’Histoire, le Patrimoine, la Tradition et les Vieux Cailloux jusqu’à la 7e génération. Il connaît donc, forcément, sur le bout des doigts, le mobilier artistique et religieux régional, qu’il cite et revisite souvent, ou qu’il remixe (je mets ça pour que les jeunes comprennent) en passant par des procédures contemporaines : un peu Wharol en Breizie, pour faire image communication.
Ils sont où les nouveaux observateurs du terreau culturel régional, local, territorial, municipal et tous les trucs qui finissent comme facteur cheval ? Ils sont où les zélotes des white cubes et de la modernité sans concession? Ils sont où les amoureux du patrimoine et de tout pourvu que c’est mort et que ça la ramène plus ? Ils sont où les désintéressés qui veulent aider les « porteurs de projets » ?
Faire une oeuvre, c’est pas un projet ? Alors on les aide comment, qu’ils en sont à brader depuis 20 ans de boulot ?
Ils sont où, les yeux ? Elle est où, la culture, qu’on arrête pas de nous en parler ?