Reynald Drouhin: les aventures d’un aérolithe dans la représentation

(J’ai commencé une réponse aux commentaires publics des images de R.Drouhin sur Fubiz.net. Mais comme cela devenait un peu long pour figurer en tant que commentaire, voici ici 🙂

Reynald Drouhin, Landscapes with geometric fragments, 2013
Reynald Drouhin, Landscapes with geometric fragments, 2013

Bon. Une forme est découpée et retournée dans l’image. Cette forme est un volume représenté en isométrie, ou axonométrie, un type de perspective abstrait plus utilisé par les architectes et designers que par les photographes. Dans cette perspective isométrique, l’objet est représenté d’une manière qu’on ne peut jamais voir en réalité…
Les photographes travaillent naturellement dans la perspective de l’espace naturel, avec un horizon, dont on remarquera qu’il est toujours visible dans la série de photos. Il y a donc la confrontation de deux langages différents dans la même image
1) l’isométrie du dessin d’archi ou industriel, langage de description non réaliste
2) la perspective de l’espace réel et son horizon toujours visible, qui correspond à la manière dont on voit en tant qu’humains. S’il y avait des routes et des grands volumes, leurs lignes de fuite iraient vers cet horizon, nous permettant de nous situer dans l’espace (loin de l’horizon, en l’occurrence).
Si on regarde bien cette différence de langages, on sent la friction entre un espace réaliste et un volume abstrait.
C’est ainsi que, si la manipulation n’est pas nouvelle après un siècle d’histoire du collage, elle prend ici un sens supplémentaire.

RD choisit des paysages sans trop de point de fuite visible (à part un peu dans le pont, mais le point de fuite est hors de la photo), avec des réflexions dans l’eau, où la couleur et la lumière se déploient, comme sur une surface (celle de l’écran de cinéma, celle du tableau de pinture de paysage). Il choisit des cadrages qui ont tendance (visuellement) à s’aplatir, bien qu’on sache (intellectuellement) que c’est profond jusqu’à l’horizon : reflets etc.
Je rattache cela évidemment à l’histoire de l’art via l’histoire de la peinture et celle de la représentation de l’espace. La perspective à points de fuite a dominé l’art occidental pendant toute la renaissance, en tant qu’équivalent intellectuellement réaliste de la vision. L’invention de l’appareil photo est venue automatiser une représentation qui auparavant devait être dessinée. En exagérant un peu, disons que la photo était inventée depuis longtemps dans la peinture, bien avant qu’on soit capable de fabriquer une machine capable de faire de véritables photos.
En plus l’histoire de la perspective est contemporaine des grandes conquêtes réelles de l’espace géographique par l’occident chrétien, qui aboutissent pêle-mêle à la conquête de nouveaux territoire, l’assujettissement des peuples autochtones, le commerce triangulaire, le colonialisme, etc. Ni Byzance, ni le Moyen-orient ni l’Asie, ni l’Amérique conquise, ni les esquimaux, ni, ni, n’ont eu besoin d’inventer un espace « réaliste » à points de fuite comme les peintres occidentaux de la Renaissance.

Aussi cette forme est-elle un objet étranger à la représentation de paysage, de par la perspective utilisée, et c’est la première idée, visuelle, de RD, premier constat sur lequel on peut s’accorder. Ce n’est pas une question d’opinion, c’est un fait.
C’est un autre fait que cette forme est pourtant revêtue de la lumière et des couleurs du paysage, puisque c’est un simple morceau découpé dans la photo, inversé. Là est la surprise et l’intérêt de l’opération. L’aspect très réaliste qu’a par nature la photographie (tant qu’on généralise bien entendu), est perturbé, nié, parasité, mais aussi complété peut-être, par une forme telle qu’on ne peut jamais la voir réellement (mais on peut la penser, et la dessiner ainsi), pourtant revêtue des couleurs sensibles de la réalité. C’est le 2e constat sur lequel on peut s’accorder, objectivement.

Cette forme est vraiment étrangère à la scène dans laquelle elle est, tiens tiens…
On oublie difficilement une fois qu’on l’a vu un monolithe aussi parfait que le monolithe étranger du film de science-fiction « 2001 l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick, sorti en 1968. Dans le film nos ancêtres les singes passent la journée à se gratter, jusqu’à ce que s’installe dans le quartier un monolithe immobile, lisse, noir, vertical. Il semble ne servir à rien et le temps continue à passer, jusqu’à ce qu’un des singes ait l’idée de prendre un os pour taper sur un congénère: invention de l’outil, multiplication de la force, le film passe en un raccourci formidable de l’outil os à l’outil vaisseau spatial. Après quelques centaines de milliers d’années d’évolution aboutissant au voyage dans l’espace proche, un nouveau monolithe est détecté… enterré sous la surface de la lune. Le monolithe est une sorte de guide, de flèche venant indiquer quelque chose aux humains à des moments clefs. On n’oublie pas cette parfaite sculpture minimaliste, énigmatique, incassable et impénétrable, quand on a vu le film (un des chefs d’oeuvre du cinema).
C’est un cousin de ce monolithe qui est ici dans le paysage, mais pas avec son revêtement type pierre tombale au traitement industriel, cette fois avec d’autres habits, sortant d’un autre film de science-fiction kitsch beaucoup moins remarquable, « alien vs. prédator » (!) ou le méchant sait se rendre invisible en reflétant… les couleurs et les lumières qui l’entourent. Seul son déplacement trahit sa présence.

Assez vieux pour être à peine monté sur un skate, n’éprouvant donc aucune nostalgie vis-à-vis de cet objet ; mais pas assez pour avoir vu « 2001 » à sa sortir en salle 😉 je remarque que c’est le même traitement, celui d’une meta forme, d’une forme comme principe, peut-être d’un symbole, qui est appliqué, d’une part à un objet typique d’une société oisive de la fin du XXe siècle, et d’autre part à l’objet le plus rapidement réaliste que nous puissions envisager en matière de représentation du réel, la photographie.