Quelques lignes qui réveillent, de Ph.Dagen dans « La haine de l’art« .
… Il y a sur les circuits des tour-operators, le jardin de Giverny, comme il y eut le Moulin-Rouge et Montmartre. La concurrence et les intérêts économiques des communes et des départements poussant à la multiplication de tels cultes, il y a désormais Auvers-sur-Oise, l’itinéraire Van Gogh à Arles, les stations du chemin de croix cézannien à Aix-en-Provence . On y achète des images pieuses —cartes postales, catalogues, posters, CD-roms—, les vêtements sacerdotaux — teeshirts et foulards —, le vin de la nouvelle messe — la cuvée Pissarro ou le rosé Cézanne— et les burettes — des poteries à l’ancienne. On y expie en masse l’injustice commise jadis contre ces pionniers, ces explorateurs, ces conquérants . On y compatit au martyre de Van Gogh — une oreille, deux balles . D’honnêtes fidèles rentrent ensuite chez eux assurés d’avoir accompli une bonne action quand ils n’ont fait qu’obéir à l’ordre de la consommation qui leur enjoint de se vouer à la commémoration de ce qui fut au dédain de ce qui est . Car ces bonnes gens, ces admirateurs dociles n’ont pas un regard et seulement des sarcasmes pour ceux de leurs contemporains qui sont, peut-être, les « pionniers » et les « explorateurs » de maintenant — qu’ils maltraitent autant que leurs aïeux, qu’ils méprisent désormais, ont maltraité les impressionnistes qu’ils vénèrent aujourd’hui à l’aveuglette. Il faut qu’ils continuent à ne rien savoir, et à absorber de la culture — ladite culture étant le meilleur antidote contre l’effet énervant de l’art, puisqu’elle en est le résidu, par réification et fétichisation. Rien ne préserve mieux la paix civile que la consommation culturelle, qui favorise l’unanimité, divertit et, mérite supplémentaire, désamorce ce qui pourrait demeurer de puissance explosive dans les œuvres d’autrefois tout en détournant le regard des œuvres contemporaines, beaucoup trop révélatrices pour qu’il soit prudent de les laisser circuler librement. En ce sens, la manière dont la société a absorbé l’“affaire“ Van Gogh et l’a retournée à son profit mérite une admiration terrifiée. Le “suicidé de la société“, le subversif, a été roulé dans la compassion universelle, sa vie mise en scène en spectacles émouvants, et ses tableaux changés en gros chèques, privés de tout autre sens que leur valeur financière — condamnés au mutisme par conséquent. Pour assurer l’efficacité de l’opération, le choix s’est porté — par hasard ? — sur des toiles parmi les moins inquiétantes, des iris, des tournesols, des tableaux qui peuvent passer pour gentiment jolis, donc anodins, donc acceptables. Lire Artaud ? Pour quoi faire quand il suffit pour manifester sa dévotion d’un tee-shirt avec la Nuit étoilée dans le dos ? Si l’opération de décervelage et démagnétisation a réussi sur Van Gogh en dépit de sa violence, elle ne peut que fonctionner à merveille, au moindre effort, sur Monet, Pissaro, et Renoir, si aimables, si policés. Même avec Cézanne, ça peut marcher, à condition d’oser, toute honte avalée, le grimer en personnage de Marcel Pagnol.
…Ainsi, à titre posthume, contre ce qu’ils furent, contre ce que leurs œuvres s’obstinent à affirmer dans le silence compassé de musées où, de toute façon, elles sont considérées comme de saintes icônes, les impressionnistes et assimilés sont-ils devenus, en matière d’arts visuels, et au même titre que la télévision et le cinéma de consommation courante, les garants de l’ordre public. Répétons l’évidence : ce que l’on nomme désormais « culture » relève à la fois de la diversion et du maintien de l’ordre. Rien d’étonnant donc à ce qu’en France, à travers la fétichisation et la consommation de l’Impressionnisme, elle ait partie liée avec le conservatisme, le nationalisme, le traditionalisme — en un mot avec le patrimonial, notion-clé de ce système.