Mon cher Steven Pennaneac’h.
Hélas, je ne serai pas au vernissage de votre exposition à Quimper, empêché par de Hautes responsabilités au service de la République. En effet, couronnement de ma carrière indéniablement brillante, égrenée avec régularité en une suite de succès incontestés, j’ai été distingué par les Autorités comme digne de superviser désormais le devenir des arts visuels, et même, autant que faire se peut, d’influer sur celui-ci sans laisser peut-être de marque trop visible sur ceux-là, comme il convient à un Haut fonctionnaire de se préparer au jugement de l’Histoire.
Ainsi, c’est en tant qu’inspecteur principal que le Ministère de la CulCure m’a mandé aux mêmes date en Espagne pour une visite, certes de routine, mais à laquelle j’attache une attention d’autant plus scrupuleuse qu’il s’agit d’une première mission, à laquelle je ne peux pas faillir, et qui consiste à évaluer des individus : Goya, Jean-Pierre ; Vélasquez, Marcel ; et Picasso, Vincent ; ci-devant artistes, si la peinture est toujours digne de se voir agréée par le Ministère, ainsi qu’il en va désormais de tout un chacun disparu ou vivant agissant sous le ciel, et notamment des aspirants au concours d’aptitude à l’enseignement dans les écoles d’art ; ou si nous devons au contraire rétrograder les susnommés à un rang moins élevé voire discret de l’estime officielle, en raison par exemple de la caducité de leurs propositions, d’une obsolescence naissante de leur art, ou encore d’un hiatus entre le sens de leur oeuvre et les objectifs d’une communication post-moderne bien comprise.
Pourtant, mon jeune ami, je vous veux adresser ici le témoignage de mon estime, modeste ; mais à travers celle-ci celle du Ministère tout entier pour votre oeuvre, talentueuse, et courageuse intellectuellement.
Pionnier de l’égalité, vous fûtes le premier, en effet, à prendre en compte les données sociologiques régionales qui décomptent 5 cochons pour un breton, et à en tirer courageusement les conséquences logiques : l’élevage de porcs, habitat principal de la population majoritaire, dispersé jusqu’au fond des vallons les plus reculés, seule architecture à pouvoir rivaliser en nombre et en dispersion avec celle, religieuse mais ancienne, des chapelles, devint une partie de votre sujet, sans pour autant devenir une étiquette, une marque, une morbide intention : le mal était déjà fait, et pas par vous ; mais vous témoignâtes sereinement de l’empreinte sur le paysage d’un ordre nouveau, cette fois techno-industriel.
Ce courageux regard se porta aussi à d’autres domaines visibles alentour et fonda une position esthétique peut-être difficile à comprendre pour quelques uns de nos voisins ou contemporains : regarder et pindre là ou vous étiez, sereinement, sans les à-priori d’usage de penser qu’il fut un lieu plus ou moins digne qu’un autre pour y exercer son regard ( c’est-a-dire sans rechercher le pittoresque ), alors pourquoi ne pas l’exercer là où l’on est, que l’on y soit pour toujours comme un paysan, pour un petit moment comme un touriste, ou encore pour on ne sait pas combien de temps, comme il semble arriver assez souvent par les hasards de la vie. Là où l’on est, ce n’est pas toujours, et pas nécessairement, un choix. Et ce n’est pas nécessairement grave.
C’est le contraire du régionalisme, c’est la liberté de l’être et du regard, mais les dégâts conjoints d’un régionalisme étroit et d’un jacobinisme rigide appuyés l’un sur l’autre comme larrons en foire ont parfois rendu difficile l’expression de cette réalité. Tout ce qui procède du pouvoir veut obliger à se déterminer à son égard.
Ainsi Mme Chantal, Trésorière de notre association, aime à me taxer de régionalisme quand il m’arrive d’exprimer le souci que je me fais de l’absence de dimension régionale entre une scène artistique locale et une scène artistique qu’on pourrait qualifier de [nationale] par commodité.
De la même manière dans le milieu artistique il fut longtemps difficile de revendiquer autre chose qu’un internationalisme de bon aloi faisant prudemment l’impasse sur les réalités locales.
Aujourd’hui c’est l’industrie des charters et du tourisme qui réalise finalement cet idéal international, pas de la manière attendue, et c’est la même qui aujourd’hui influe pour que le territoire soit pourvu en biens de consommation culturelle typiques, autant que possible artistiques puisqu’il faut bien remplir pour ces millions de déplacés volontaires annuels, les voyageurs-touristes, musées et lieux d’animation culturelle, sans oublier contemporains.
A cet égard, néanmoins, j’ai bien peur que pour vous, le succès dans les filières touristiques doive se faire un peu attendre, malgré, et même à cause de, votre indéniable typicité Dans le même ordre d’idée il n’est pas certain que « bretons magazine » envisage sereinement de vous consacrer sa prochaine couverture.
Pour un artiste il faut être international (la plupart du temps sans les moyens financiers d’avoir une expérience de vie internationale, encore qu’Erasmus depuis un petit nombre d’année rend possible une expérience pour les étudiants), mais pour le tourisme, (et, à certains égards, le « milieu de l’art » est désormais une « département » de l’industrie du tourisme) l’artiste intéressant est représentatif des spécificités du territoire et contribue à donner à celui-ci (le territoire, pour ceux qui ont du mal à suivre) une lisibilité culturellement consommable. L’écartèlement un peu schizophrène entre ces deux tendances, culture internationale, art local, me semble typique de la situation par ici.
Encore qu’il y ait des manières aimables de décliner le local/global: des élèves qui voyagent plus que moi eurent la gentillesse de me ramener du musée de Chicago un catalogue qui décline et articule très bien semble-t-il des oeuvres locales qui peuvent aller jusqu’à la peinture naïve paysanne ; des oeuvres de dimension régionale mais se comprenant par rapport à une culture artistique « globale », ou à l’histoire de l’art, ou au bouillonnement culturel spécifique d’une époque ; et enfin des oeuvres « majeures » d’artistes très reconnus et pas du tout originaires de Chicago mais résidants habituels des livres d’histoire de l’art au XXe siècle. C’est un exemple.
Votre dénuement volontaire ; votre absence délibérée d’affiliation à des partis trop structurés ; votre attachement au rôle fondamental du regard et à la mise en oeuvre de la peinture, mais dans une relation qui se confronte à l’espace extérieur, m’ont paru rester à distance des écueils bipolaires énoncés au dessus, et procéder d’une vraie recherche à la fois fondamentale/générale, et individuelle/singulière.
S’il est indispensable pour un artiste ambitieux de connaître l’histoire de l’art ; s’il est souhaitable de connaître pour réussir les positions de la concurrence, et d’en tenir compte , il est parfois nécessaire aussi pour un artiste responsable de reprendre « à zéro » un effort de définition de l’oeuvre d’art. C’est ce que vous me semblez faire dans la veine un peu « réaliste » de votre travail : questionner la fonction de la peinture, assumant et réfléchissant par les actes (de pinture) sur la fonction de représentation de l’art, vous expérimentez des attitudes et passez par une écriture d’une certaine neutralité, frôlez ici le réalisme d’edward Hopper, donnez là à vos personnages la même proportion que ceux de nicolas Poussin…
Dépeindre l’espace, espace physique autant que mental ou sentimental, espace naturel mais arpenté, pas celui, vierge, du romantisme, ou espace construit ( fascination d’espaces abstraits insérés dans l’espace concret ), vraie nature du paysage, lien entre abstraction et dimension industrielle, nature intellectuelle de l’espace et finalement représentation du monde…Toutes notions qu’il ne m’appartient pas de trop théoriser ici, pour ne pas mettre trop vite de mots sur cet espace visuel de liberté qui arpente et balise le monde, comme toujours. C’est là le courage intellectuel d’une position fermement tenue, et d’une disponibilité pleinement assumée, sans garanties sur les étapes du parcours à venir : une oeuvre, en somme.
Aussi je vous prie d’agréer cher ami, avec mes excuses et quelques atermoiements moraux, mes plus vives félicitations et mes meilleurs voeux de succès pour cette exposition dont il était grand temps, n’écoutez pas votre modestie naturelle, qu’Artem vous la proposât.
Bien amicalement